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16 juin 2014 1 16 /06 /juin /2014 21:41

Louise Welsh
De vieux os (traduit de l'Ecossais, 2010)
Edition le Métaillé
2011

 

       Rencontre hasardeuse avec un thriller....Pour qui ne goûte pas le genre, De vieux os a toutes les chances de séduire malgré tout.

      De vieux os est avant tout le récit d'une enquête littéraire dans un univers gothique délicatement suggéré.

      Murray Watson est un universitaire qui vient de demander un congé pour écrire une biographie sur un poète qui le fascine depuis l'adolescence : Archibald Lunan, un poète maudit mort noyé à vingt-cinq ans après avoir publié un seul recueil de poèmes demeuré inconnu. Murray espère trouver dans ses recherches un élément qui apporterait un éclairage nouveau sur le recueil publié et éventuellement des textes inédits.

      Largement découragé par son directeur de thèse, le sémillant Fergus Baine, et raillé par sa jeune maîtresse, Rachel, épouse du même Fergus, Murray s'obstine à mener l'enquête à Glasgow puis sur l'île de Lismore où Archie est décédé. Une quête comme une fuite d'un quotidien devenu confus : Murray loue un appartement où il ne fait que dormir, il entretient des relations difficiles avec son frère cadet, Jack, un photographe en vogue qui vient de faire un travail sur leur père miné par la maladie d'Alzheimer, et il est fou amoureux de sa maîtresse Rachel en dépit du fait qu'elle vient de le quitter, et que lui-même vient d'apprendre qu'elle avait couché avec un collègue décrépi du département de littérature.

       Ses rêves de jeunesse s'écroulent, sa vie à l'approche de la quarantaine est moins exaltante qu'il ne l'avait imaginée et sa seule bouée de secours est un poète noyé.

       La médiocrité des documents trouvés dans les archives de la bibliothèque et les récits laconiques des rares personnes qui ont croisé Lunan dans sa jeunesse invitent Murray à s'isoler sur l'île de Lismore.

       C'est la description de l'île, battue par les vents, boueuse, mouvante, et de la solitude qui y règne qui constituent l'atmsophère gothique mise en place par Louise Welsh. Une atmosphère hors du temps qui permet à Murray, comme au lecteur, de circuler dans les différentes époques où l'entrainent les paroles recueillies des témoins de la jeunesse de Lunan.

        Le plaisir de cette lecture réside dans le suspens ménagé de chapitre en chapitre, comme le veut le genre, mais surtout dans l'humour et le sens de l'autodérision du personnage principal, presque jeune homme encore, portant son regard anachronique sur le monde à travers le filtre de sa culture littéraire et lyrique.

 

De vieux os
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1 juin 2014 7 01 /06 /juin /2014 10:20

Margaret Mazzantini
Personne ne sauve tout seul, trad.de l'italien (2011).
Robert Laffont
2014

 

        Délia et Gaétano se font face, un soir du début de l'été, dans une trattoria. Ils se font face alors qu'ils viennent de se séparer. Après des mois de désagrégation du sentiment amoureux, puis de l'estime de l'autre, c'est Gaétano qui est parti. Délia est restée seule avec leur deux fils. Deux fils boulets qui la maintiennent de force en vie quand elle voudrait tellement s'en aller loin de ses responsabilités. Son amour de mère est toujours là, mais la patience n'est plus et elle en veut tant au petit dernier de ressembler si fort à son père. A tout ce qu'elle a fini par mépriser en Gaétano.

        Elle ne porte plus son aliance, lui si. C'est lui qui a voulu qu'ils  dînent ensemble, pour se quitter convenablement, pour planifier aussi l'été de leurs garçons. Ce dîner, c'était son idée, et Délia ne manquera pas de le lui rappeler des manières les plus désagréables qui soient.

       L'intelligence de ce récit tient dans le mélange des discours. Au dialogue entre les deux personnages, constitué d'échanges secs, brefs, viennent s'accocier des passages narratifs parfois très courts eux aussi faits de monologues intérieurs des personnages, à la deuxième personne, et de récit à la troisième personne pris en charge par le narrateur. L'entrelacement de ces discours permet d'établir une certaine confusion qui mime celle des personnages eux-mêmes : il est difficile au lecteur de se faire une idée claire de l'état des sentiments des personnages et de la progression de leur réflexion.

        Pour parachever le dialogue entre Délia et Gaétano, le narrateur s'emploie à dresser le portrait de leur histoire d'amour depuis leur rencontre : quand Délia sortait d'une longue période d'anorexie et était devenue nutritionniste, et quand Gaétano devait renoncer à des aspirations artistiques musicales ou cinématographiques en devenant scénariste pour la télévision. Leur amour fou, leurs rêves, leurs grandes aspirations pour l'avenir, leur conscience aigüe, et c'est peut-être ce qui les a tués, d'être meilleurs que les autres. Des individus humainement plus riches que les autres, un couple plus solide, plus amoureux, plus élevé que les autres et qui a la certitude qu'il ne chutera pas dans la fange des petites trahisons et vexations du désamour. La certitude d'être à l'abris du danger.

       Les deux personnages n'en finissent pas de chercher ce qui les a menés là, ils font semblant de chercher ensemble dans leurs phrases arides, mais c'est le monologue intérieur qui sera un peu plus fécond et mettra le lecteur sur des pistes possibles : l'arrivée des enfants qui renvoient chacun des deux adultes à ses faiblesses, à ses insuffisances, à sa médiocrité ; la frustration professionnelle de Gaétano harcelé par des réalisteurs vampiriques ; l'évolution de Délia qui continue d'attendre de Gaétano qu'il apporte les solutions à ses angoisses métaphysiques même lorsque ces dernières se sont réorientées et qu'elle s'est égarée sans transmettre à Gaétano la boussole qui lui permettrait d'au moins la rejoindre.

        Les deux personnages n'en finissent pas de chercher, mais ils ne trouvent pas et aspirent à quitter la trattoria dans une certaine paix. Pendant le repas, ils remarquent un couple très agé. La prévenance de l'un pour l'autre, leurs échanges imperceptibles, les bousculent : comment ceux-là ont-il fait pour réussir ? Aurait-il seulement suffi d'attendre que passe la douleur pour s'ouvrir sur quelque chose d'autre ? Le viel homme leur balancera quelques éléments de réponses à des questions qu'ils ne lui posent pas, parce que lui aussi les a observés pendant le dîner, et que pris dans l'urgence de sa mort imminente, ils veut leur donner ce qu'il croit savoir : « Personne ne se sauve tout seul ».

 

        L'écriture de Margaret Mazzantini est qualifiée de « cinématographique » par Nadia Fusini dans l'article publié dans le quotidien italien Respubblica, et il est vrai qu'à la lecture, les images défilent et que l'on prévisualise sans peine le film que pourrait en tirer son époux, l'acteur Sergio Castellito qui avait adapté et interprêté son précédent roman au cinéma. Personne ne se sauve tout seul lui est dédicacé, et la témérité de cette dédicace cingle comme une insolence aux portes de ce récit d'une déréliction. On pourra regretter que la narration ne soit pas plus complexe, notamment dans le récit de l'histoire d'amour des personnages, trop chronologique, lorsqu'il aurait été plus intéressant de le pulvériser au gré de leurs réminiscences. Une place plus importante aurait pu être laissée également au couple plus agé, dont le propos spirituel est fortement idéalisé par sa place en fin de récit. Enfin, le récit aurait gagné en justesse, si l'auteure avait choisi d'introduire un troisième couple, plein d'illusions encore, qui aurait regardé la table de Délia et Gaétano et aurait émaillé son discours amoureux de critiques acerbes sur ce couple qui s'éteint, sans prendre la mesure du contrepoint qu'il offre comme un avertissement.

Personne ne se sauve tout seul
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29 mai 2014 4 29 /05 /mai /2014 21:20

Maylis de Kerangal
Réparer les vivants
Verticales

2014

 

         Vingt-trois heures et cinquante-neuf minutes de récit pour relater l'histoire d'un coeur qui vit dans un corps, hors du corps, puis dans un autre. Vingt-trois heures et cinquante-neuf minutes pour le récit d'une transplantation et de la reconfiguration de la mort.

         1959 : année au cours de laquelle le neurologue Maurice Goulon et l'infectiologue Pierre Mollaret redéfinissent la mort.

« Redéfinir la mort... » une expression étrange quand la vie, elle, semble ne pas avoir été redéfinie.

1959 : année au cours de laquelle les deux Professeurs démontrent que l'arrêt du coeur n'est plus le signe de la mort. Le signe de la mort est l'abolition de l'activité cérébrale.

Pourtant, la vie, ce sont les battements du coeur informe encore de l'embryon, à la sixième semaine, qui l'atteste, juste avant la constitution de son cerveau. Ce paradoxe là, le narrateur le rappelle discrètement plusieurs fois au cours du récit.

         Le talent de l'auteur est d'attirer le lecteur dans ce récit d'une transplantation en étirant la focalisation d'un drame familial au soulagement d'une autre famille en passant par la technicité et la logistique médicale. Pour cela, chaque section est consacrée à un personnage, plus ou moins récurrent au gré du parcours de ce coeur : parents, médecins, infirmière, responsables logistiques, receveur. Chaque personnage est présenté selon un angle intime, sans raconter son histoire personnelle, et selon son rôle auprès de ce coeur. Une technique qui permet à chaque personnage d'entrer dans le récit puis de le quitter en y laissant une empreinte forte. Maylis de Kerangal joue des différents points de vue pour raconter chaque personnage, mêlant, dans une phrase ample, la narration externe, interne, le discours indirect libre et les commentaires du narrateur.

         C'est un récit d'une vitalité rare qui peint avec justesse la solitude ontologique de l'humain, même pris dans un réseau familial et professionnel.

 

 

Réparer les vivants
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29 mai 2014 4 29 /05 /mai /2014 20:59

Michel Rabagliati
Paul au Parc
Edition de La Pastèque
2011

 

        De prime abord, cette Bande Dessinée en noir et blanc peut laisser le lecteur dubitatif : un titre lapidaire, une couverture qui laisse deviner un trait naïf, et un récit lent. Très lent.

        Pour qui ne connaît pas la série des Paul, c'est suffisamment déconcertant pour avoir envie de refermer le livre s'empressant de tromper l'ennui qu'il essème. Et pourtant quelle erreur ce serait là !

          D'abord Michel Rabagliati crée une attente à partir d'un rien : une paire de baskets retenue à une branche par les lacets. La même image, sur toute la planche. Seuls les nuages indiquent de vignette en vignette le temps qui passe. Cette paire de baskets intrigue, puis on l'oublie. Il faut attendre la page 52 pour qu'elle se rappelle au lecteur. A partir de là, on se sent comme mis au défi : soit on abandonne définitivement la BD, soit on tâche de percer le mystère de ce simplisme apparant.

         Le talent de l'auteur réside dans l'imitation du mouvement de la vie. Ce n'est pas tant le réalisme d'une époque, d'un contexte québécois particulier (l'éveil brutal de la populations aux méthodes brutales du FLQ et à celles non moins agressives du gouvernement ; la place des organisations chrétiennes dans la plannification des loisirs et de la vie culturelle) qui est réussi, que celui du temps qui passe. On sent littéralement le temps passer à la lecture de Paul au parc. On observe la litanie du quotidien, on échafaude des hypothèses, comme certains personnages, sur les drames ou les joies qui pourraient survenir et on est tout simplement bluffé par le dernier mouvement du livre. L'absence de schéma narratif, l'absence de destinée presque, bouleverse le lecteur quand la routine se brise, que les drames, comme souvent dans la vie, semblent s'atirer et s'accumuler au même moment.

Paul au parc
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11 juillet 2013 4 11 /07 /juillet /2013 21:53

Sylvie Deshors

Petit Samouraï

Editions du Rouergue

2008

 

Plus qu'un court roman jeunesse illustré, ce petit livre est presque un album tant l'écriture et le dessin y sont enchevêtrés. Les illustrations de Magalie Bardos dialoguent intensément avec les mots de Sylvie Deshors, le noir et blanc pour langage commun. 

Des chapitres ressérés à la chronologie éliptique (ce qui n'est pas si fréquent dans la littérature jeunesse )  construisent sur plusieurs mois le quotidien d'un petit garçon, Théo, dont la vie et le système de pensée vont être bouleversés par la découverte d'un étrange attachement : celui qui le lie à sa cousine, un bébé nommé Luce qui emménage dans sa famillechez lui, le temps pour sa tante de rejoindre le père de la petite fille qui vit à l'autre bout du monde au pays des mangas. 

Théo délaisse très vite ses jeux, de la guerre au temps des chevaliers à l'imitation des grands joueurs de football, pour s'encrer dans la vie et lui donner du sens. Luce, bébé attentif, est la destinataire de toutes ces inventions et la princesse à protéger. Un drôle de projet pour un garçon de l'âge de Théo, si bien que ses camarades d'école les plus proches ne vont cesser de le lui reprocher. 

Heureusement, Théo va pouvoir s'affirmer comme un petit garçon à la sensibilité différente de celle de ses copains tout en consolidant son appartenance au groupe grâce à sa tante. Quand celle-ci emmène Luce vivre au Japon, elle ne manque pas de faire parvenir à Théo les dernières nouveautés des mangakas les plus admirés de ses copains. 

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16 juin 2013 7 16 /06 /juin /2013 18:06

Michèle Lesbre

Ecoute la pluie,

Sabine Wespieser Editeur

2013

 

 

Métro, ligne sans numéro, une femme sans nom attend la rame qui marquera la première étape d'un voyage qui la ramènera vers son amant ; quand un vieil homme, anonyme lui-aussi, lui sourira avant de s'élancer sur la voie. Encore stupéfiée par ce sourire énigmatique, la femme aura besoin d'une nuit complète pour s'extirper lentement de son hébétude et faire sien le souvenir de cet homme.

Roman d'une nuit blanche, Ecoute la pluie, distille ses secrets sous les traces légères d'une écriture délicate, noir sur blanc. C'est du côté de la photographie qu'il faudra chercher en premier lieu : l'amant que la femme n'ira pas rejoindre est photographe. Il fige le monde et ses voyages en compagnie de la femme, avec un temps d'hésitation avant de presser le déclencheur de son appareil : un temps de suspension que le lecteur ne peut manquer d'associer à la suspension dans l'air du corps du vieux suicidé au moment où il se jette sous les roues du métro. Y a-t-il un lien entre la chute du vieil homme et la périclitation d'une histoire d'amour à laquelle on ne veut pas renoncer ? A mesure que la nuit rejoint le jour, la femme se pose cette question. Nuit de pérégrinations dans Paris, où le regard des passants est ressenti comme hostile d'abord. Nuit de retrouvailles également, avec une amie chère perdue dans la vacuité d'une vie mondaine. Ici, le roman bascule : lors de la soirée, la jeune femme monte sur une chaise pour crier ce dont elle a été témoin, rompant l'harmonie débile de l'assemblée. C'est là qu'elle renoue avec sa propre identité : c'est la voix de l'autre qui nous donne du sens puisque que le nom de la jeune femme n'est révélé que lorsque son amie l'a présentera à l'assemblée gesticulante. Kafkaïen par l'errance de cette femme dans le dédale des rues parisiennes, ce roman en dix-sept sections, dont chacune peut-être une étape autant qu'un cliché photographique, raconte silencieusement à un homme qui attend dans la chambre d'un hôtel sur la mer ce qui ne peut être dit et qui, laissant les éclairs de l'orage marquer de leur empreinte la nuit, trace un itinéraire vers le secret d'une parole à élucider : écoute la pluie...

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24 avril 2013 3 24 /04 /avril /2013 13:49

Antigone

Jean Anouilh

La Table Ronde

1946

 

 

Une jeune-fille entre au palais, au petit matin, ivre d'un crime dont la révélation sera différée longtemps : elle a bravé l'interdit. Défiant l'autorité de son oncle et la mort qui lui sera réservée, elle a recouvert de terre le corps pourrissant de son frère Polynice.

Dans la version d'Anouilh, peu importe de savoir qui était le bon frère et le mauvais frère, celui qui méritait les honneurs et celui qui méritait les injures faites à sa dépouille. Peu importe de savoir si Antigone se sacrifie pour honorer la loi des dieux plutôt que la loi des Hommes. Peu importe de savoir ce qui fait de Créon un tyran plutôt qu'un chef légitime.

Ici, Anouilh déplace les interrogations antiques. La version de Sophocle, ses lecteurs la connaissent et réécrire n'est pas répéter. Dans cette version rédigée en 1945, Anouilh oppose deux mondes : celui des enfants, vrai, exigeant, intransigeant, autoritaire et impatient, à celui des adultes, équilibré, précautionneux et corrompu. Antigone se bat pour préserver son idéalisme quand Créon ménage le populisme.

Fidèle à la tragédie, chacun demeure aveugle et sourd aux manifestations d'actions et de pensées extérieures : la machine est en marche, rien de ne peut l'arrêter. Le choeur le rappelle dès la fin de ce qui peut être considéré comme le premier acte (la pièce n'est pas typographiquement découpées en actes et scènes). Nul, ni spectateur, ni personnage, n'a l'illusion que les discours pourraient changer quelque chose au déroulement de la fatalité. Les mots mentent, Créon le soutient "Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas".

En choisissant d'accentuer la notion de fatalité, Anouilh s'écarte de la grandeur des héros antique. Contrairement à la pièce de Sophocle, dans celle-ci, les personnages, le choeur compris, sont englués dans une passivité désarmante : la tension entre les personnages est amoindrie, les disputes ont lieu sans éclat, chacun attend le sort qu'il sait lui être réservé, chacun s'y soumet. Comme si les personnages disparaissaient derrière leurs rôles déjà trop connus depuis des siècles, comme si chaque personnage d'Anouilh connaissait lui aussi son homologue antique, connaissait déjà l'histoire, et, un peu las, la laissait se dérouler.

Dans le contexte d'écriture, peu importe qui a tort ou qui a raison puisque chacun est pris dans une Histoire bien plus grande que les destins individuels et que le sentiment général qui étreint les peuple est celui de l'impossibilité de sortir d'une situation où le présent comme l'avenir ne réservent que la soumission ou la mort. L'épilogue de la pièce en oublierait presque la famille des Labdacide :

Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire - même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris. et ceux qui vivent encore vont commencer tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms

 

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8 avril 2013 1 08 /04 /avril /2013 14:14

Philippe Forest,

Toute la nuit

Gallimard

1999

 

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Sans avoir jamais lu Philippe Forest, le lectorat sait souvent que ses écrits fictionnels tournent autour de la question du deuil depuis qu'il a perdu sa petite fille. Au lecteur de décider s'il en reste à cette approche ou s'il prend le risque de lire Philippe Forest. Lorsqu'il s'agit de la mort d'un enfant, même sous couvert d'autofiction, le lecteur s'engage lui-aussi.

L'auteur le sait : qui voudra connaître son histoire ? Qui lira ce qui sera considéré comme un témoignage ? Qui acceptera de lire ce livre comme de la littérature ?

D'ailleurs pourquoi l'écrire ? Philippe Forest ne croit pas que les mots posés sur le papier délivre de la douleur ; il ne croit pas non plus qu'en écrivant le livre, il rendra au monde la petite fille. Il se moque de l'étrange bilan comptable selon lequel certains auteurs souhaitent se déculpabiliser de la mort d'un être dans le réel, en lui donnant une vie d'encre.

Pourtant, s'il ne veut pas être débarrassé de sa souffrance, de peur d'engloutir l'enfant dans l'oubli, il se montre curieux du travail de deuil lorsqu'il s'élabore dans l'écriture, et ses recherches vont le conduire au-delà des frontières occidentales de la mort.

En attendant de trouver les réponses à ses interrogations, il écrit un premier livre pour habiter le temps qui ne s'écoule plus, pour faire vivre l'enfant dans la mémoire des lecteurs. Un livre pour projeter l'enfant sur les pages, la garder encore un peu avec lui, puisqu'il ne peut même pas compter sur l'espoir de la revoir en rêve, la nuit. Il ne rêve plus.

 

L'ouvrage compte quatre parties.  Entre elles, des entractes sous formes de dialogues entre l'homme et la femme qui ont perdu leur fille. Le retour surtout de la femme sur les pages qu'elle lit et dans lesquelles elle ne se reconnaît pas. Elle identifie les faits, mais leur récit est venu remplacer dans sa mémoire ses propres souvenirs, ils forment une sorte d'écran. Quant à son personnage, elle dit à l'écrivain qu'il lui semble qu'ils ont vécu un événement côte à côte, mais pas ensemble. Ce n'est pas telles qu'il les raconte qu'elle a ressenti les choses. Et l'écrivain aura la décence de ne pas s'immiscer dans les pensées de sa femme, de ne pas chercher à restituer ce qu'elle a pu ressentir. Il suppose parfois, imagine, mais demeure infiniment précautionneux. La distance prise avec le personnage d'Alice marque une inclinaison profonde, appuyée, pour la douleur de la mère.

Ces quatre parties rendent bancale la comparaison avec la tragédie classique que justement Philippe Forest refuse. Elles forment un itinéraire très construit sous l'apparence du témoignage. Le récit strict de la mort de Pauline à l'hôpital pour commencer, puis l'abandon du couple à l'encrage du réel et les débuts de l'écriture du premier livre L'enfant éternel. La troisième partie consiste en une étrange partie de « Mémory » avec des photos retrouvées montrant Pauline au cours de ses quatre premières années. C'est l'occasion d'une convocation de souvenirs dépourvue d'affect. Philippe Forest y est particulièrement vigilent, il redoute l'emphase. Ce mot (et ceux de la même famille) revient régulièrement dans le texte comme le rappel d'un tabou à ne pas transgresser : dire la mort de l'enfant ici, c'est faire le choix de ne pas ériger sa mort en monument du beau. La quatrième et dernière partie relate l'errance individuelle de l'écrivain. L'errance physique d'abord, lorsqu'il se perd au cours d'une balade. L'errance mentale ensuite lorsqu'il s'invente (pour le démentir ensuite) l'un des plus émouvant moment du livre : non, sa folie, n'en déplaise au lecteur, ne lui aura pas même accordé le répit d'une hallucination consolatrice. L'errance du couple enfin, en Asie et en Afrique, voyage sans durée ni but, où ni l'extrême misère, ni le luxe, ni les rites d'une spiritualité réputée apaisante n'auront raison des territoires de leurs chagrins.

 

Le compagnonnage douloureux de ce texte, mène le lecteur sur un chemin tracé par la première citation en exergue.

Dans notre monde, la mort d'un enfant, ou une autre mort aussi cruelle, est devenue une chose oubliée dans notre vie de tous les jours, au point qu'il faille expressément la raconter sous forme de récit.

                                                                                                                         Tsushima Yûko.

 

Ces quelques mots, d'une curieuse simplicité, semblent rappeler une vérité convenue, anodine. Il faut arriver au terme de la lecture du livre de Philippe Forest pour que leur poids habite la pensée quotidienne et transforme le rapport au temps du lecteur.  

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12 mars 2013 2 12 /03 /mars /2013 21:52

Brett Easton Ellis

Lunar Park

Robert Laffont

2005

 

Lunar-Park.jpg

 

Découvrir un écrivain, sur lequel on possède plusieurs a priori, tous fondés uniquement sur des propos colportés par les média depuis plusieurs années, par son dernier roman, n'est pas une bonne idée. Encore moins lorsque l'écrivain dont il est question a l'habitude de puiser dans un matériau autobiographique qu'il fait ricocher, en le déformant, de roman en roman. En effet, la tendance générale chez les auteurs qui adoptent cette démarche tend vers un épuisement de la recherche formelle pour se concentrer sur la sincérité de l'expression de soi, aussi torturée, trompeuse, névrosée et obsessionnelle que soit cette identité.

Brett Easton Ellis semble ne pas échapper à ce processus. Le premier chapitre du roman revient sur son succès fulgurant, à vingt ans, quand le professeur d'un atelier d'écriture lui propose de transformer la nouvelle écrite pour un exercice en roman. Le ton est nouveau, le propos reflète une frange de la société américaine qui échappe à l'exportation par l'industrie cinématographique ou littéraire : ses personnages, fils à papa richissimes qui roulent en voiture de luxe et dépensent leurs dollars entre la drogue et les filles faciles, crachent dans la soupe du rêve américain. La réussite à la force du poignet, la villa qui abrite la gentille famille, le chien et le quatre quatre, les meilleures écoles privées qui balisent un itinéraire de choix dès la maternelle, etc... ils l'ont goûté, ils en sont issus et après ? Rien. Le vide. Le constat que rien n'a de sens, que chacun mourra seul dans l'indifférence totale. Le jour n'existe que pour laisser à l'organisme le temps de se purger un minimum des fêtes orgiaques de la nuit. Le sexe est un défouloir où l'excitation est programmée     par des porno-clips visionnés sous acides et opiacés.

Pour le jeune écrivain à succès propulsé porte-parole d'une génération sur un malentendu, les millions imbibés d'alcool coulent à flot. Le premier roman se vend au-delà des espérances, entraînant un phénomène qui dépasse rapidement l'écrivain : sa belle gueule et ses propos provocateurs font de lui un produit marketing : peu importe la merde qu'il écrirait, elle serait publiée, lue et on lui en demanderait encore.

Cette conscience suraigüe de la vanité du business « littéraire » et de sa propre fatuité, dans une Amérique qui refuse d'admettre sa perdition, voilà ce qui fait de Brett Easton Ellis un individu peu commun.

La suite fera de lui un écrivain intéressant à défaut d'être intimidant. Dès le deuxième chapitre, une narration relativement linéaire sur le plan chronologique se met en place. Le narrateur qui est aussi le personnage principal et l'auteur, tous réunis sous le même nom (condition indispensable selon Philippe Lejeune pour faire autobiographie) vient d'emménager dans la maison de sa femme, une actrice célèbre épousée trois mois plus tôt pour calmer l'angoisse de mourir seul un jour d'une overdose sur un trottoir malpropre. Celle-ci lui a tendu la main, après qu'il a pensé avoir touché le fond. Ils ont ensemble un fils dont il n'a pas voulu et dont il avait mis en doute la légitimité de sa filiation. Quittant L.A et New York pour une coquette banlieue, le voilà aux prises avec la vie de famille entre un fils adolescent qu'il ne connaît pas, une petite fille dont il n'est pas le père ; une vie de couple au point mort, une nouvelle commande de roman qu'il ne parvient pas à écrire, l'animation d'un minable cours d'écriture à l'université, une jeune maîtresse qui catalyse ses pulsions sexuelles sans jamais le laisser la toucher, et un voisinage rébarbatif.

Le narrateur s'accroche à la banalité de sa nouvelle vie en imaginant qu'elle pourra être le chemin de croix qui le mènerait vers l'absolution d'un passé encombrant. Or, le chemin de croix se révèle plus long et plus périlleux qu'il ne l'avait pensé et il a régulièrement besoin de l'assistance d'un mélange d'alcool, de drogues et de médicaments pour s'y tenir à peu près debout. Difficile dès lors de suivre la pensée d'un narrateur dont la fiabilité est menacée par l'absorption de substances complexes et dont l'équilibre psychique est fragile. Une seule solution : accepter ses délires paranoïaques et ce qu'ils disent de l'écrivain. Se superposent alors un certain nombre d'angoisses sur un quotidien difficile à gérer : de jeunes garçons disparaissent et son fils échangerait des informations à leur sujet avec un voisin, la maison se meut progressivement en celle de son enfance, un meurtrier reproduit les crimes narrés dans une version d'American Psycho qui n'a jamais été qu'un manuscrit confidentiel, le fantôme de son père surgit sans cesse non loin du sillage d'une terrifiante peluche animée et il est filé par un étudiant ressemblant singulièrement au jeune homme qu'il était une vingtaine d'années auparavant.

Le sevrage imposé par son épouse entraîne le narrateur dans une tourmente d'hallucinations signifiantes qui tentent de lui délivrer une information sur son passé. Le lecteur est tour à tour bluffé par les mécanismes déployés par l'auteur pour imbriquer les codes de genres littéraires variés ; et perdu avec lui dans les méandres d'une filiation complexe et douloureuse sur plusieurs générations.

 

 

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10 février 2013 7 10 /02 /février /2013 10:51

Simon Abkarian

Ménélas Rapsodie

Actes sud

2012

 

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Hélène est partie. "Rapsodie" perd son H. Ménélas entend l'échos déformé de son nom rugir dans le palais "haine". 

Ménélas, le doux, l'amoureux, excité par tous à partir en guerre pour reprendre son épouse, laver l'affront fait au trône et au peuple grec, hésite. 

De l'hésitation à l'action, Ménélas progresse dans les méandres de sa douleur, conscient d'être la proie des désillusions, de n'être plus qu'une charogne dévorée par la honte ; il refuse pourtant de faire le deuil d'Hélène. 

 

Il est des textes, dont on sait, lorsqu'on les rencontre, qu'ils seront les compagnons d'une vie. Des textes, dont on sait qu'on ne pourrait plus vivre sans leur beauté ni leur noblesse.  Il ne reste plus qu'à conserver le livre partout sur soi, ou, mieux encore, d'en apprendre les mots par coeur pour qu'ils ne nous soient jamais repris. 

 

Heureux les élus qui ont pu voir le spéctacle Ménélas rébétiko rapsodie au théâtre du Grand Parquet à Aubervilliers en ce début d'année.

Auteur, metteur en scène et comédien unique, Simon Abkarian a choisi d'accompagner la parole de Ménélas du rébétiko, chant et musique populaire grecque hérités de l'orient et condamnés pendant la dictature de Métaxas dans les années 1930. Un poète, deux musiciens, et, peut-être, une tournée en France en 2013-2014.

Ménélas a patienté dix ans pour se retrouver, on saura faire de même pour l'entendre. 

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